Alors voilà, ça a commencé par la peur.- Bonjour, Docteur. J’ai mal là. (Elle montre le thorax.) Vous pensez que c’est quoi ?
J’ai examiné. C’était rien. Elle allait bien. Moi aussi (je sais, ça tombe comme un cheveu sur la soupe, mais au cas où vous poseriez la question apres mon petit coup de gueule sur ma page Facebook )
J’ai sorti mon électrocardiographe (un électrocardiographe est une sorte de sismographe compliqué servant à surveiller les tremblements de coeur). Résultat de l’examen : normal.
– Non mais c’est con, je sais bien, mais parfois ça peut vous tomber sur le coin de la figure, comme ça, sans prévenir, a-t-elle dit en parlant de la maladie et, par contingence métaphysique, de la souffrance, de la mort et de la terrible, tragique, insupportable condition humaine (quoi, qui a dit que j’extrapolais ?).
J’ai tempéré :
” Bien sûr que ça peut vous tomber dessus sans prévenir, mais ce n’est pas votre cas aujourd’hui…”
[…] le temps a passé, elle est revenue et cela a continué par la peur […]
– J’ai vu ce livre : “Le cancer, ça dépend de vous”. Je voudrais pas faire ce qu’il faut pas, et faire beaucoup ce qu’il faudrait faire. À votre avis, je devrais faire quoi ?
J’ai pensé : ” Porter plainte contre l’auteur pour avoir donné un titre aussi racoleur à son livre, qu’il aurait tout aussi bien fait d’appeler : “Vous allez mourir d’une longue et douloureuse maladie, mais si vous achetez mon livre, vous mourrez aussi, mais plus tard, et moins vite, et moins douloureusement”, aux éditions “Aboul Le Cash ” Alors j’ai dit :
– De quoi vous avez peur ?
Elle n’a pas entendu ma question, et elle est revenue encore et encore. J’ai essayé de la rassurer encore et encore (merci la sécu. La peur, c’est ce qui coûte le plus cher de nos jours…) :
– J’ai mal aux cheveux.
Ou :
– J’ai des fourmis sous la peau, là, sur le visage.
Ou :
– J’ai des bourdonnement dans la fesse.
(Véridique.)
– Je vais à la selle une fois par jour, c’est trop peu ?
Ou :
– Je vais à la selle une fois par jour, c’est trop ?
On atteindra le sommet le jour où, désespérée, elle m’amènera une “Bibliothèque à langues”. Oui, oui, vous avez bien lu. Imaginez une grande photo, 50 langues de couleurs différentes. Chaque couleur indique l’état de santé du sujet.
<< Blanche c’est que vous êtes malade, dit-elle, marron c’est que vous êtes malade, trop rouge c’est que vous êtes malade, trop pâle c’est que vous êtes malade. Voila, docteur. >>
Je dis en riant :
– Et s’il n’y a aucune couleur, c’est que vous n’avez pas de langue et que vous êtes muette !
Elle répond très sérieusement :
– Ah bon ?
Silence. Gêne. Je dis :
– Pardon. C’était une blague.
Elle répond très sérieusement :
– Ah bon ?
Re-silence. Re-gêne. Je suis ceinture blanche en blague. Ceinture noire en silence gêné.
– Je pense avoir la numéro 34, dit-elle, mais je ne suis pas sûre. À votre avis, qu’en pensez-vous ?
Elle me tire sa langue, une longue bavette bien rose et humide.
– Ché comment ? Ché rouche ou ché blanc ?
– C’est la numéro une : la normale.
– Vous chêtes chûr ?
Je dis en riant :
– À deux chant pour chant.
(Vous savez, le tonton un peu lourdaud, qui fait des blagues un peu lourdaudes aux repas de famille ? Et bien, c’est moi ! Et quand je serai vieux, je m’habillerais en père noël et je ferai “Ho, Ho, Ho ” à mes petits-enfants !)
– Combien ? répète-t-elle.
– Deux cent pour cent !
– Ah.
Et là, au moment où je désespérais enfin de trouver la cause exacte de ses peurs, elle me dit, la clapette dehors :
<< Vous comprenez, che crois pas vraiment en Dieu, alors che veux pas mourir. >>
Irruption subite de la métaphysique dans un petit cabinet de campagne, ou la peur de mourir sans Dieu empêche de vivre libre un être humain.