Pour Catherine B.
Alors voilà, quand elles entrent, ça se met à sentir la confiture d’abricot dans le bureau. L’image qui me revient en écrivant ça c’est “la femme et l’enfant sont entrées comme si elles poussaient l’Été devant elles”.J’ausculte les poumons de sa fille, la femme la tient par devant, enfouissant son visage dans ses cheveux, fermant les yeux, entrouvant la bouche, hébétée, ivre un peu de l’odeur de l’enfant, du contact de l’enfant, de la chaleur de l’enfant. Je pense : “Peut-on manger quelqu’un par amour ?” parce que l’enfant, elle, parait si courte, si… fine… je crois qu’elle pourrait tenir debout dans mes mains sans me fatiguer…
Tout à coup, j’ai un léger mouvement de recul : je viens de surprendre un minuscule pertuis directement relié à son estomac.
– Anorexie, dit la femme d’un ton léger, comme elle aurait dit les mots “coeur”, “pétunia” ou “nuage dodu”.
– Anorexie ?
– Oui, depuis qu’elle est née.
– Mais… comment ?!?
Je balbutie. Mes yeux grands ouverts confessent à cet instant une absolue ignorance à ce sujet.
– Elle a pas faim… Les médecins savent pas pourquoi… Elle boit pas, non plus. Je lui donne l’eau directement par la gastrotomie. Parfois, je tente de l’éveiller aux goûts… Sucré, salé, etc. Mais non. Y a que le miel. Ça, ça passe de temps en temps…
Et la femme replonge son visage dans les boucles blondes de sa fille, la renifle, la sent, pourrait faire sa toilette à coups de langue, comme les chattes, ou lui mâcher la viande si cela permettait à la petite de manger de la viande. Elles sourient, gloussent, se vautrent dans une joie qui n’appartient qu’à elles. Sans doute ces grands sourires-là naissent comme les grands levers de soleils : des nuits les plus profondes.
– Le plus dur, c’est le jour de son anniversaire, dit la femme.
– Pourquoi ?
Elle hausse les épaules.
– Ben j’aimerais lui préparer un gâteau d’anniversaire !
– Ah oui… Un gâteau… Je suis bête… Et vous, le moral ?
– On va bien. On gère.
– Vous avez un peu d’aide ?
– Son père est parti il y a longtemps. On est que toutes les deux, mais on est une équipe. Hein, ma chérie ?
Les yeux clairs de l’enfant captent toute la lumière du cabinet.
– Oui, maman, une super équipe.
L’enfant serre la femme et la femme étreint l’enfant. Je crois qu’elle pourrait la nourrir comme ça, par convection de chaleur humaine : <<Tiens, enfant, voilà toute la tendresse du monde, je te la fais passer dans le sang… Là… Tu sens ? Je te la donne de haut en bas, je te la fais monter à la tête, je la verse dans ton petit corps vide, comme on verse ces vins chauds à Noël, ceux avec des épices et des couleurs de pierres précieuses.. >>
Est-ce que ça existe, les vases communicants d’amour ? Il y a des rayons de soleil dans mon appartement. Parfois, ils paraissent tellement compacts qu’on jurerait pouvoir les tâter à pleines mains, y grimper même, s’y suspendre tout entier tête en bas. L’eau, le sang, tout ce qui déborde du coeur… peut-on le rendre solide pour mieux le recueillir, puis mieux l’offrir aux autres ?
Je ne sais pas.
La femme et l’enfant… J’ai refermé la porte du cabinet sur elles.
De leur départ, le seul souvenir qui me reste c’est moi en train de me retourner vers mon bureau. Il m’est apparu si sombre ! J’ai dit tout haut : << Ah tiens, c’est vrai, on est en hiver…>>
Quelques minutes durant, je crois que j’avais oublié.
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(Je réponds à tous vos mails. J’ai plus ou moins un an de retard… Désolé pour ça, j’espère que vous ne m’en voulez pas, je ne sais plus où donner de la tête…)