Alors voilà, elle se tient au milieu de la salle d’attente, BIM, BAM, BOUM, le visage tuméfié, multicolore. Le pan gauche de son pantalon est imbibé de sang, ça lui tombe dans le pied, elle a une tennis rouge, l’autre blanche. Elle est complètement ivre, elle se jette à mon cou :- Scusez-moi, ça vous embête si je passe devant ces gens ?
“Ces gens”, les patients en salle d’attente, me fixent, mains resserrées sur leurs effets personnels, hochant leur tête de concert, l’air de dire “prenez la, docteur, on n’en veut pas, on n’en veut plus, c’est sale, ça pue, et c’est dangereux”.
La Titubante entre.
– M’suis battue et on m’a donné des coups d’poings et des coups de couteau et des coups d’pieds et je sais même pas pourquoi, et c’est dégueulasse !
Et, disant cela, elle enfonce un doigt noir de crasse dans une des sept plaies béantes de sa fesse. On voit le muscle. CHLAK ! CHLAK ! Tranché sept fois. Le grand glutéal, le rouge et le noir des caillots. Des trous, des trous, des trous ! Mon regard glisse, nauséeux, sur la boite de sushis de midi abandonnée dans la poubelle.
– C’est une copine, docteur. J’ai pas compris pourquoi elle a fait ça. Au début, elle a voulu m’larder le visage.
Ce faisant, elle lève ses bras, me montre comment elle s’est protégée. BIM BAM BOUM. Fière, la Titubante. S’est pas laissée faire.
– Kèke vous auriez fait à ma place ?
Je lève les mains, comme elle, mime un boxeur qui esquive :
– Qu’est-ce que j’aurais fait ? Je me serai protégé, Madame, comme vous.
Mais, dans ma tête “À quel moment, tu t’es retournée pour présenter ton postérieur à l’agresseur ?”
J’appelle les Urgences. Deux heures plus tôt, m’informent-ils, ils ont DÉJÀ envoyé une ambulance, mais elle a refusé de monter dedans. Je proteste :
– Mais elle était ivre ! Là, elle a décuvé un peu. Elle sera d’accord.
– On envoie une fois, pas deux.
Et ils raccrochent. Et je pense : “Et si c’était votre Fille, mecs ? Ou votre Soeur ou votre Femme ? Et si c’était juste un être humain, hein ? ”
J’appelle une ambulance privée pendant que la patiente fourre ses doigts souillés dans ses muscles, en couinant. Elle n’a pas de carte vitale, pas de CMU, pas d’AME… pas d’Acronyme, pas d’ambulance. OSEF ! (On S’En Fout !).
Je rappelle les Urgences :
– Dites-lui de sortir du cabinet, me disent-ils. Sur sa droite. De prendre la ligne B. Puis de sortir à Vauvegard d’Artois, puis la ligne A et là elle sort à “Hôpital Joseph Pointou”.
– Vous vous moquez de moi ?!?!? (Là, je me débats avec les mains de madame qui fouillent son muscle de toute la longueur de ses doigts).
– Elle peut marcher ? Oui ? Elle prendra le métro.
Et ils raccrochent. Et la patiente m’explique : “Ce sont les keufs. Quand j’ai pas voulu monter dans l’ambulance -je le regrette hein, m’sieur- quand j’ai pas voulu monter dans l’ambulance, ils m’ont prise et amenée ici.”
Voila. Des flics l’ont jetée dans ma salle d’attente. Sans toquer à ma porte. Sans attendre que je termine ma consultation. Rien. Même pas un post-it :
<< Salut Doc Bibi,
on est pressé, voilà Madame BIM BAM BOUM. On ne sait pas quoi en faire. Soyez gentil avec elle, hein ? XOXO.
Signé : les keufs. >>.
Ils l’ont prise et l’ont déposée là. Puis ils sont partis.
En vrai, de bout en bout, cette histoire est celle d’une femme que personne ne voulait. Si vous la croisez dans la rue, vous la reconnaîtrez : elle est chaussée d’une tennis blanche, et d’une tennis rouge.