Le visage d’aujourd’hui est celui de Jeannine, 95 ans, une belle vieille dame que j’ai reçue un jour au cabinet médical.
Elle était voutée, ridée, tremblante, le pas mal assuré, la vue trouble, bref, arborait tous les stigmates de la vieillesse, avec bien sûr, comme disait mon grand-père « les oreilles remplies de semoule » : elle était sourde comme un pot.
Je regarde sa prise de sang : nickel. Pas de sucre. Pas de cholestérol. Pas d’inflammation. Et des reins qui pètent le feu.
Je l’examine. Lui trouve une tension artérielle un peu élevée. Pas grand-chose. Rien qui ne justifie d’ajouter un nouveau médicament à la liste déjà longue comme le bras de pilules en tous genres qu’elle doit déjà prendre tous les matins.
Jeannine me demande :
Combien, la tension ?
Je lui explique (en parlant fort pour traverser la semoule) :
« Un peu élevée, mais c’est pas grave »
Je ne vais pas aller l’embêter avec un régime sans sel à 95 ans et encore moins avec des médicaments.
– Vous êtes sûr, docteur, que ce n’est pas grave hein ?
– Oui, oui, ne vous inquiétez pas.
Et voilà qu’elle me fait répéter une fois, deux fois, trois fois, de quatre manières différentes, que non, avoir un peu de tension artérielle à 95 ans, ce n’est pas grave.
Elle me l’a fait répéter combien de fois, à votre avis ?
Sept fois. SEPT-FOIS.
Et je dois bien avouer qu’à la cinquième, moi, du haut de mes 27 ou 28 ans, c’est à dire du haut de cette facilité-là que confère un jeune âge, je commence un peu à me sentir irrité de devoir répéter et impuissant à la rassurer.
Allons, 95 ans ! Et elle s’inquiète pour un peu de tension artérielle ? Mais il faut bien savoir rendre les clefs, un jour, non ?
J’étais, et le suis encore un peu j’espère, ce qu’on appelle communément « un petit con ».
Car soudain, elle lâche d’une petite voix fluette, cette petite voix enfantine qu’adoptent certaines personnes très âgées, cette petite voix capable de dire papa ou maman pour parler de leurs géniteurs morts des années plus tôt, avec ce ton voix de l’enfance revenue donc, elle lâche :
« C’est que, docteur, moi, je ne veux pas mourir ».
Voilà. MOI, docteur, je ne veux PAS mourir.
Ce n’était plus une vieille dame qui parlait. C’était l’humanité toute entière.
Qui a peur. Qui doute. Qui ne sait pas s’il y a un après.
C’était Norbert De Varenne, dans Bel-Ami, qui jette à Bel-Ami ces quelques mots :
« mon corps, mon visage, mes pensées, mes désirs ne reparaîtront jamais. Et pourtant il naîtra des millions, des milliards d’êtres qui auront dans quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un front, des joues et une bouche comme moi, et aussi une âme comme moi, sans que jamais je revienne, moi. »
Oui, on peut avoir 20 ans et ne plus avoir envie de vivre.
Mais on peut avoir 95 ans et avoir la même boulimie d’exister qu’à 14 ans.
On peut avoir 95 ans, se découvrir de la tension artérielle et avoir peur.
Parce qu’on veut pas descendre la pente, pas tout de suite, ou alors pas trop vite.
Parce qu’on veut encore grappiller un jour aux mois qui restent, une heure aux jours, une minute aux heures.
Oh, pas longtemps, ce qu’on peut, une seconde, mais quand cette seconde se termine on en veut encore une, puis une autre encore. Parce que c’est la vie et que c’est tout ce qu’on connait. Qu’on veut sentir, respirer, toucher, goûter, aimer, pleurer encore un tout petit peu. Toucher la neige une dernière fois. Voir la mer une dernière fois. Et, quand cette dernière fois est passée, on en veut une autre et une autre encore.
PARCE QUE C’EST TOUT CE QU’ON CONNAÎT.