Alors voilà, il y a ce patient de 84 ans que j’ai connu il y a longtemps, je veux vous en parler comme s’il était avec nous là maintenant.
Il est veuf, mange seul, fait ses courses seul, réveillonne seul à Noël, bref bref bref c’est pas trop trop trop la joie, son dos lui fait mal, il marche un peu courbé. Ses interactions sociales sont assez limitées.
Parfois il envie son voisin de palier car « lui n’a pas bien pris soin de son cerveau alors il ne se souvient de rien. Moi j’ai pris soin de mes neurones alors je me souviens de tout ! ».
Il s’applique chaque jour à bien manger, bien entraîner ses souvenirs, mots fléchés, mots-mêlés, mots-croisés, et sudoku, huile de foie de morue.
Il a tout fait bien comme il faut pour préserver sa mémoire et ne rien oublier.
D’ailleurs, chaque fois que je le vois il me parle de ses parents, me décrit des scènes de son enfance comme si elles étaient survenues avant-hier, et il lui arrive de pleurer quand il parle de son père ou de sa mère « vous devez trouver cela bête que je les appelle encore papa et maman, à mon âge ! ».
Il me dit qu’il n’arrive pas à se faire à l’idée de leurs départs, qu’il aimerait juste les prendre dans ses bras encore une fois c’est tout, que c’est étrange cette vie où on vient au monde et on aime, et je comprends que sa question, grande grande grande question, eh bien sa question est celle-ci :
pourquoi faut-il qu’on naisse, aime tant certaines personnes, puis qu’on les perde ?
Je n’ai pas la réponse mais j’aime bien ce patient alors on parle de tout et de rien, il vient juste renouveler son traitement rien de trop compliqué alors on a du temps. On papote.
La dernière fois, il entre, il prend ma main, il la garde plus longtemps que d’habitude dans la sienne (mais pas d’une étrange façon) puis il ferme les yeux (mais pas d’une étrange façon) inspire et expire longtemps, puissamment (mais pas d’une étrange façon) puis il me dit qu’il aime bien ma main parce qu’elle est chaude et que son papa avait la même chaleur dans la paume, il me dit ça à moi alors que j’ai 34 ans et lui 84, et c’est vrai qu’il a les mains froides, je m’en rends compte maintenant.
Le cerveau sait toujours trouver un moyen pour convoquer le passé, le raviver un instant, en vue (qui sait?) d’apaiser un peu la mélancolie d’être la même personne qui pense dans le vieux corps qu’on est devenu.
C’est peut-être même à ça que cela sert, la chaleur humaine : aider les souvenirs à trouver leur chemin.
(vous pouvez aussi retrouver ces chroniques sur le site de France Inter ICI).