Comment mesure-t-on son degré de fatigue ?
Avec la pandémie, ça fait plus d’un an que je n’ai pas pris de congés, deux semaines en septembre 2019, et je me sens vraiment épuisé.
Évidemment, cela s’exprime par une plus grande irritabilité, une patience qui fond comme neige au soleil, et de petits accès de colère.
Mais j’ai un indice, un petit truc, qui me permet de savoir quand j’ai dépassé mon seuil de fatigue acceptable : enfant, cet indice c’était les TOC, mais devenu adulte, c’est la vaccination des bébés.
Je m’explique avec un exemple : l’autre jour, il doit être dans les 18h30 un vendredi, une maman amène son bébé de six mois. Elle lui a mis un petit patch analgésique, au bon endroit, 40 minutes avant la consultation, bref elle a fait tout comme il fallait, et pourtant, j’ai pas pu. Le bébé est allongé, super calme, j’ai procédé comme d’habitude : c’est-à-dire mettre Youtube sur mon téléphone et une musique pour enfant assez fort, c’est ce qu’on appelle de l’hypnose occupationnelle, ça marche bien pour capter leur attention pendant qu’on pique, en saturant un sens (la vue ou l’ouïe) au détriment d’un autre (le toucher, donc la douleur). D’habitude, ça marche.
Pas ce jour-là. Ce jour-là, j’ai pas pu. J’avais la seringue entre les doigts. J’allais le faire, et… Rien.
Pourtant… Qu’y a-t-il de plus normal pour un médecin que de vacciner un bébé ? L’idée que ça allait lui faire mal, qu’à cause de la fatigue je pouvais m’y prendre moins bien que d’habitude, avec moins d’assurance, l’idée qu’il allait peut-être bouger pendant que je piquais, bouger quand l’aiguille était dans sa peau, et donc pleurer, ça m’a paru le bout du monde. Je me suis senti dépassé. Je ne voulais pas lui faire mal, même pour son bien. En bref : je ne pouvais pas le voir pleurer, je ne pouvais pas créer de la douleur chez quelqu’un d’autre.
C’est aussi comme ça peut-être qu’on peut savoir combien on est fatigué : à ce paradoxe-là qu’on n’écoute pas son corps et ses besoins jusqu’au moment où les émotions du corps d’un Autre viennent déborder le nôtre.
Moi, c’étaient celles de ce petit bébé.
Pourtant j’ai piqué quand même, par peur que la mère me juge, ou par bravade, ou dans un souci de performance, je ne sais pas : le bébé n’a pas pleuré. Même pas un petit cri. Il n’a même pas bougé ou remué. Peut-être qu’il a senti quelque chose. Je ne le pense pas, mais c’est mon côté romancier qui l’imagine : ce petit a senti combien, en cette période difficile où les soignants sont éreintés, ce n’était pas le moment d’ajouter de la souffrance à ma fatigue. Ça n’a aucun sens, c’est vrai, et il fallait être là, avec cet enfant, pour comprendre ce qui s’est joué entre lui et moi, quelque chose d’un peu mystérieux, qui ne passe ni par des mots ni par des gestes.
Il y a une sagesse, chez les enfants, un savoir impénétrable qu’on perd peut-être en grandissant : la preuve en est, grâce à lui, j’ai compris qu’il était plus que temps de prendre des vacances.