Archives de l’auteur : Baptiste Beaulieu

Tous les enfants du monde.

Alors voila, nous étions à cette table de restaurant. On plaisantait. Un groupe d’internes, c’est forcément un peu graveleux ( mais drôle, hein ! ). Comme je dis souvent, j’aime la vulgarité, elle me donne l’impression de ne jamais mentir.
Cette famille est venue s’installer à côté de nous. Le père, la mère, quatre adolescents. L’un d’eux, 12 ou 13 ans, cachait son visage au fond d’une capuche noire. Il portait des lunettes teintées. J’ai trouvé cela étrange : même dans le sud-ouest de la France, il n’y a plus de soleil à 23 heures (je sais, je viens de balancer un gros coup de pied dans la fourmilière !).
Le premier mot a fusé dans l’air comme Ariane dans un coin de Kourou :
– Sale con.
Puis deux autres, juste après, en saccade :
– Jacques est un connard.
Ça a été craché -ou glapi- plus que ça n’a été dit.
J’ignore ce qu’il y avait au menu ce soir-là, mais le gosse, lui, on lui avait servi un très mauvais syndrome de Gilles de la Tourette en entrée.
Saleté de Tourette. Ou de Gilles, je ne sais pas.
Imaginez-vous : premier rendez-vous avec une fille. Vous vous faites beau et là, entre deux œillades gênées, paf !, vous traitez Jacques de sale connard. Qui est Jacques ? Vous n’en savez rien. Mais vous l’avez traité haut et fort de “connard”, et tout le monde a entendu.
Difficile d’arriver jusqu’au dessert avec la demoiselle…
J’ai réfléchi à cette phrase “J’aime la vulgarité, elle me donne l’impression de ne pas mentir.”
J’ai eu envie d’aller voir le gosse d’à côté, de lui retirer ses lunettes noires, de découvrir son visage. Lui dire de plus se cacher.
Souvenons-nous de toutes les fois où les parents rabâchent à leurs enfants “ne dis pas ça, c’est un gros mot”.
Et si les gens atteints par cet affreux syndrome n’étaient pas malades ? Et si, par une étrange bizarrerie de la nature, ils n’étaient que les porte-paroles de tous ces “gros-mots” que les enfants ravalent ? Comme une soupape verbale refroidissant la “marmite mondiale des gros mots” quand celle-ci menace de déborder ?
Voilà, voilà : chaque fois qu’un gamin ravale sa grossièreté, elle rejaillit ailleurs, dans la bouche d’un autre, portée par le vent messager et d’invisibles rails.
Oui, je crois que c’est ce qu’il faudrait leur dire, aux gosses avec leurs lunettes noires : ” N’ayez pas honte, gamins : par vous chantent tous les enfants du monde. N’ayez pas honte. Vraiment”.

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Illustration : Marie-Lys

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Les champs de Novembre, la nuit.

L’histoire c’est J. L’écriture c’est moi. Merci…
Pour raconter, écrivez
ICI

Alors voilà, elle est arrivée aux Urgences pour “une crise de nerfs et crises de larmes”, emmitouflée sous plusieurs couches de vêtements. Elle a enlevé manteau, veste et pull. Elle a dit qu’elle n’allait pas bien, que c’était son fils, et ce foutu mois de novembre qui approchait.
“On fait des enfants, mais on ne peut pas les protéger de tout, tout le temps.”
Elle a dit qu’elle n’y était pour rien, qu’elle n’avait pas voulu être une prison pour son propre fils.
Elle a parlé, parlé et parlé encore.
Il y a 13 ans, il avait 19 ans.
C’était le mois de novembre et c’était la campagne. Il est allé en boîte de nuit avec ses amis. Ensuite, il a voulu rentrer.
Il a pris la voiture et a conduit à peine 1 km.
Peut-être qu’il a regardé les étoiles et qu’il s’est dit que tout ça est immense, elle ne sait pas. Il a garé la voiture sur le bas-côté, près d’un champ.
Il avait bu, il avait dansé, il était fatigué, c’était plus raisonnable.
“Je ne sais pas ce qu’il a pensé. Elle était froide cette nuit de novembre, et même dans les voitures, les petits cristaux ont poussé sur les fenêtres. À quoi il a pensé, hein ?”
C’était très beau. C’était novembre, la campagne, le silence, et la nuit.
Le dossier du siège, il l’a reculé en arrière. Il avait un pull, il aurait pu le mettre, il faisait froid, sans doute, il ne savait pas, il ne sentait rien, il avait dansé et il avait bu. Il a roulé le pull en boule, a posé sa tête dessus. Il s’est endormi comme un enfant de 19 ans, la nuit autour, les étoiles au-dessus.
Et au matin quand que les pompiers l’ont trouvé, il n’avait pas bougé. Il était comme ça : les bras sur le torse, les poings serrés, les jambes un peu pliées.
– C’était mon fils, mon enfant, il était mort de froid.
C’était novembre, la campagne, le silence, et la nuit.

Que voulez-vous la nuit était tombée Que voulez-vous nous nous sommes aimés.
P. ELUARD

Pourquoi j’ai peur de la petite souris.

L’histoire c’est Laurence, infirmière. Merci à elle. Pour raconter, c’est ICI.

Alors voilà Mme H.
Elle est démente. Comme ce mot est très laid, l’infirmière qui s’occupe d’elle préfère dire “pimpim”.
Pimpim, c’est chantant. Dit comme ça, on n’imagine pas que ce soit aussi terrible.
– Comment ça va madame H. aujourd’hui ?
– Oh ma chère Suzanne, c’était charmant ce spectacle de marionnettes hier soir !
Suzanne, l’infirmière, (qui s’appelle en réalité Laurence) ignore totalement de quoi elle veut parler.
– Quel spectace ? quelles marionettes ?
Parle-t-elle du défilé des internes, externes, chefs de clinique et chef de service ?
– Vous savez bien là, hier soir, juste après dîner.
– Ah oui, le journal de 20 heures.
Et madame H. de prendre ses mains et de leurs faire dessiner des cercles dans les airs en fredonnant “Ainsi font font font les petits marionnettes”
Madame H. retourne en enfance. Elle rit et dit des gros mots. Elle veut manger des sucreries et quand on lui dit non, elle se met à pleurer.
“Hier, m’écrit Laurence, elle a perdu son unique et dernière dent vraiment à elle. Elle l’a mise sous l’oreiller.”
– Pour la petite souris, a dit madame H.
Pimpim.
“L’équipe de nuit a glissé une pièce de deux euros à la place.”

Vous savez, parfois j’ai peur. Parce que je vais vieillir et je ne veux jamais devenir Pimpim. Je ne veux VRAIMENT jamais jamais jamais devenir Pimpim.

“Ainsi font-font-font les petites marionnettes, trois petits tours (humains) et puis s’en vont”.

Pour finir, quelques conseils de lecture : pour l’humour et la tendresse de son livre, le dernier Agnès Ledig, chez Albin Michel : ICI. Ensuite, pour la beauté des mots, le premier roman d’un jeune auteur INCROYABLEMENT talentueux, chez Gallimard, Étienne Raisson : ICI.

Les enfants, les tribus et les grenouilles.

L’histoire c’est B., alias Titou, interne en pédiatrie, l’écriture c’est moi. Merci !

Si vous voulez raconter : c’est ICI !

Alors voilà Alexandre avait six ans. Il est venu avec maman, un ours en plastique dans chaque main et des douleurs abdominales.
– Tu as mal où ? demande Titou.
Alexandre montre le téton droit en plissant les lèvres. La mère dit que c’est le ventre. Souvent les enfants montrent le téton quand ils ont mal ailleurs. Le téton, ou le bras, ou la cuisse… Bref, ne jamais croire un gamin (mais qui a inventé l’expression “la vérité sort de la bouche des enfants ?”. Sûrement un enfant…).
– Tous les mois c’est pareil. Pendant deux/trois jours, il a mal.
On fait des examens au gosse. Une batterie. Des échographies. Des prises de sang. Des rendez-vous avec le spécialiste. Rien. Nada.
– Tous les mois, vous dites ?
– Tous les mois.
– À la même période ?
– À la même période.
Titou est dubitatif. Mais qu’est-ce qu’il a, ce gosse ?…
Alors Titou de souvient d’un reportage qu’il a vu la veille sur Arte et qui parlait de grenouilles et d’hormones.
– Il a combien de sœurs ?
– Quatre, répond maman.
– Elles sont réglées ?
– Oui.
– À peu près au même moment dans le mois ?
– Oui.
– Elles ont mal ?
– Elles ont leurs règles. Bien sûr qu’elles ont mal !
(((((Assertion discutable, mais dite en ces termes là alors je retranscris…)))))
– Il me vient une idée idiote. Est-ce que, par hasard, les douleurs d’Alexandre apparaissent au moment où vos filles sont réglées ?
La mère s’étonne.
– Ben maintenant que vous le dites, c’est au même moment, oui.
– On va faire quelque chose : chaque mois, quand vos filles ont leurs règles, vous leur demandez de prendre leur anti-douleur discrètement et de dire devant le petit qu’elles n’ont pas mal. Ça vous va ?
– Heu… Oui, d’accord.

Ils ont fait comme ça et ça a marché. Les filles ont dit qu’elles n’avaient pas mal et les douleurs du petit ont disparu. Plus rien. PFFFF ! Envolées !
Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour appartenir à une tribu ! Je veux dire qu’est-ce qu’on ferait VRAIMENT pas pour appartenir à une tribu !

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La femme qui buvait du thé.

L’histoire c’est L., l’écriture c’est moi. Merci !

Alors voilà, elle entre, fringante et blonde, le teint presque blanc, presque morte même, mais la plus belle morte que L. ait vue en dix ans d’études médicales. Elle a de longs cheveux blonds. Elle sourit beaucoup.
L. pense “manque de soleil-carence en vitamine D”, mais la patiente réclame un “décontractant musculaire.”
– Vous avez mal ?
– Pas moi, mes clients.
– Vos clients ?
– Ils n’osent pas aller chez leur médecin, alors j’espérais que vous me donneriez deux ou trois boîtes d’avance.
L. apprend avec stupéfaction quel est le métier de Madame Masson.
– Ils me payent pour boire du thé sur leurs dos. Rien de plus. J’entre, ils sont à quatre pattes, nus. Je bois mon thé, puis je repars.
– Ils parlent ?
– Jamais. Ce sont des tables, docteur !… Enfin, ils veulent être des tables…
– Combien ?
– 200 € de l’heure. Je suis bonne à ça, très bonne même. Je fais “malencontreusement” tomber quelques gouttes de thé brûlant sur leurs dos quand je me sers, puis quand je bois.
– Ils ne font rien ?
– Je vous l’ai dit, ce sont des tables. Le mobilier, ça ne parle pas.
– Mais c’est tout, vous ne faites rien de plus ?…
L. pense infections sexuellement transmissibles, etc.
– Il y a des extras, mais c’est rare. Vous savez, il n’y a pas d’êtres humains sans névroses, il n’y a pas d’êtres humains sans fantasmes. J’ai des cadres supérieurs. Être rabaissés au rang de meubles, ça apaise une tension chez eux. Quelque part, je suis soignante.
[…]
– Au revoir madame.
– Au revoir docteur. (Elle hésite.) Vous voulez une carte ? J’ai des médecins parmi mes clients…
– Non merci, vraiment, je fais du tennis.
[…]
Plus tard, quand il m’écrira cette histoire : “Je ne sais pas pourquoi j’ai répondu ça. Du tennis ? C’est idiot, hein ? Mais j’ai pas pensé à autre chose. C’est sorti tout seul, comme ça… Je ne sais pas trop si tu feras grand chose de cette histoire, mais voilà…”

J’adore l’être humain, je veux dire : j’aime VRAIMENT l’être humain.

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Baptiste Beaulieu

La femme qui était gourmande.

L’histoire c’est M., l’écriture c’est M. Je n’ai touché à rien ! (Ben oui, les gens, je suis en vacances, moi !!!!)

ALORS VOILÀ une petite anecdote récoltée lors de mon “Pflegepraktikum” dans un hôpital non loin de la forêt Noire…
[…]
C’était mon tout premier stage à l’hôpital. J’arrivais fraîche comme une fleur, avec mes illusions et mon smartphone dans ma poche de blouse sur lequel j’avais pris bien soin de télécharger une application dico français-allemand (l’allemand d’une bachelière n’étant pas à l’abri des redoutables assauts de l’accent bavarois). Parachutée au service d’oncologie, je me retrouvais complètement perdue dans le ballet des infirmières qui sautillaient de chambre en chambre tandis que les substances chimiothérapeutiques poursuivaient, implacables, leur goutte à goutte toxique dans les avant bras des patients. A l’heure du repas, une patiente, dont on comptait les derniers jours à vivre, m’appela depuis sa chambre :
“C’est pour le gâteau fit-elle dans une moue, il est trop sec; vous n’auriez pas un peu de crème fouettée pour l’accompagner ?”. Je lui en trouvais.
Ce manège se répéta tous les jours jusqu’à ce que finalement, la dame à la crème se trouva tellement affaiblie par son cancer qu’elle n’était plus en mesure d’avaler quoi que ce soit de solide. On lui servit donc du bouillon de légumes.
Elle m’appela pourtant de nouveau pour le repas.
“Vous savez, j’ai toujours été une gourmande incorrigible… Alors le bouillon de légumes, là, ce n’est pas terrible…En fait, ce qui me ferait plaisir là, tout de suite, c’est de la crème fouettée. Un ÉNORME bol de crème fouettée à manger pure, comme ça, sans rien de plus à côté. Alors écoutez moi bien, vous allez sortir le porte monnaie de mon sac à main. Il y a 10 euros dedans et avec ce billet, vous irez à la Konditorei (pâtisserie) de la rue d’en face, vous allez demander un bol de crème fouettée avec une cuillère et avec le reste de l’argent, vous achèterez pour vous une grosse part de Schwarzwälder Kirschtorte. Vous êtes Française, il faut vous cultiver; vous ne pouvez pas continuer d’habiter en Allemagne sans avoir goûté ce merveilleux gâteau. C’était mon dessert préféré, avant.”
Je suis donc allée à la pâtisserie. Ils étaient un peu surpris par ma demande mais je suis finalement repartie avec le bol de crème fouettée avec une cuillère et ma part de gâteau (ça ressemblait à 20 bon centimètres de couches chocolat et crème alternées avec des cerises au kirsch, je crois que j’ai frôlé l’indigestion). La dame était aux anges. Elle s’est délectée de chaque cuillère. Elle est partie quelques jours après…
Maintenant, je ne peux m’empêcher de penser à elle dès que je croise une Konditorei. Mais très honnêtement, j’ai des doutes sur les capacités des estomacs français à digérer la fleur de la pâtisserie allemande.

Si vous voulez raconter : c’est ICI !

Prenez soin de vous et ne parlez pas aux inconnus !!

L’homme qui voulait qu’on prenne soin de lui.

L’histoire c’est Frottis, l’écriture c’est moi ! Merci ! Et la photo est authentique : Nancy Reagan sur les genoux de Mister T de “l’Agence tout risque.” Allez savoir…

Alors voila il est arrivé, la cinquantaine, plutôt sympa, le nez bien pris et des huîtres dans chaque narine à chaque fois qu’il se mouche.
Frottis l’examine, c’est la saison des rhinopharyngites et monsieur Huitre ne dérogera pas à la règle.
(((( Minute théorie du complot : sans les virus créés par les illuminati, les franc-maçons, les reptiliens et le lobby LGBT, nous les médecins nous serions au chômage et la paix régnerait sur le monde pour les siècles et les siècles. Donc, surtout, continuez à sortir sans mettre de gants, de bonnet, d’écharpe et en portant des tongs… Merci pour nous ! )))))
– Vous travaillez demain ?
– Oui !
– Vous vous sentez d’y aller ?
– Il faut bien, répond Monsieur Huitre, un peu blasé.
– Vous êtes à votre compte ?
– C’est ça oui, profession libérale.
Frottis demande :
– Vous faites quoi ?
– Je suis médecin.
Frottis croit avoir mal entendu :
– Zêtes quoi ??
– Comme vous, je suis médecin.
– Ah…
Monsieur Huitre se tortille sur le siège : devant lui, Frottis pense très fort quelque chose du genre “Depuis quand les boulangers vont acheter leur pain ailleurs que chez eux ?”
Alors Monsieur Huitre, gêné, regarde par terre et dit :
– Parfois, j’aime bien aller chez le médecin à mon tour. J’ai l’impression qu’on prend soin de moi et que ma santé intéresse quelqu’un.

Et quand monsieur Huitre est parti, il a insisté pour payer, ce qui ne se fait jamais entre confrères.
“J’insiste vraiment, a dit monsieur Huitre, si je ne payais pas ça gâcherait tout…”

PS : faites une bise de ma part à votre médecin la prochaine fois que vous le verrez. Ils le méritent… Sinon, depuis la création du blog, je cumule 5 258 278 visites sur le site.
Je suis content. Mon petit catalogue de l’humanité va continuer longtemps.
J’en profite pour dire que le premier livre est traduit en suédois et qu’il sort dans toutes les bonnes librairies de Suède (couverture ci-dessous) et que mon deuxième livre est à la correction…

Je vous kiffe,
Prenez soin de vous,
Baptiste Beaulieu

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10 mégots de vocation, de tabac, et de tendresse. (SUITE)

[SUITE DU POST PRÉCÉDENT]

Au commissariat : “Vous voulez porter plainte ?”
Attention, c’est LE moment de LA minute “Victor-Hugo-cul-cul-débile” dans ma tête : je pense à Jean Valjean et aux Chandeliers en argent. Je veux croire très fort qu’enfoncer la tête d’un homme sous l’eau ne lui apprendra pas à mieux respirer.
Alors je dis : “Non. Je veux qu’il se fasse traiter et surtout qu’il ne recroise plus jamais ma route.”
[…]
Tu rentres chez toi, tu penses au type, aux poings du type, aux tatouages du type, à la violence du type. Tout à coup, tu veux une clope. Tu te souviens que tu ne fumes pas, mais il te faut une clope. Ou du sexe. Tes colocs ne sont pas là, donc pas de clopes. Tu n’as personne dans ta vie, donc pas de sexe. Tu regardes le calendrier : ce n’est ni un jour pair, ni un jour impair, c’est un jour triste. Pas de fille, pas de garçon, pas de cigarette. Rien du tout. Nada. Néant. Rien.
Alors tu vas sur ton balcon, et tu fumes les mégots de tous les cendriers dans ton appartement, comme ça, les uns après les autres en réfléchissant sur la vie, la mort, l’amour et le destin.
[…]
Il faudrait inventer des mégots de sexe. Comme des ersatz de plaisir que les couples heureux et amoureux laisseraient traîner par terre, sur les trottoirs. Alors, quand on est seul et en manque de tendresse, on pourrait les ramasser sur le bitume.
Oui, il faudrait inventer des mégots de tendresse pour les soirs de coups durs.
[…]
Je réfléchis longtemps ce soir-là.
[…]
La médecine générale, c’est fini pour moi, j’ai décidé de me réorienter peu à peu. Je veux retourner aux Urgences. Mon équipe me manque : les infirmiers et aides-soignants me manquent. Mes anciens chefs me manquent (pas Chef Gueulard, hein !).
Les blagues potaches me manquent.
[…]
Deux jours passent.
Ça va mieux.
Comparution immédiate, il reconnaît les faits.
8 mois avec sursis, obligation de soins, mise à l’épreuve et interdiction de m’approcher moi ou le cabinet.
Il n’a pas fait appel.
J’ai écrit au président du TGI pour demander qu’il soit cool. L’avocate a lu la lettre. En gros, je dis : “Salut ma poule ! Le type, c’est un toxicomane. Je veux qu’il soit soigné, c’est tout. Et ne plus jamais le revoir. YOLO, poutou-poutou, Bibi.” (C’était mieux écrit que ça, hein, je précise …)
[…]
L’avocate qui s’occupe de l’aide aux victimes m’appelle :
– Je ne sais pas si cela vous aidera à aller mieux ou à pardonner son comportement, mais le type qui vous a agressé a un parcours compliqué. Son père a été jugé puis écroué au pénal pour viol et acte de barbarie sur son fils âgé de 9 ans. Votre agresseur s’est mis à consommer de la drogue à 12 ans.
– Ah.
– Ça va, Docteur ?
– Non. Je vais pleurer, puis dormir. Au revoir madame.
[…]
De cela il ressort, comme dit le poète, que “Nous vivons dans un monde où des cailloux traversent l’espace et ne savent pas pourquoi.”

P.S. : de cela, il ressort aussi que le lexomil est une invention bien utile et que les mégots c’est dégueulasse.
(Comme l’être humain ?).

“Nous vivons dans un monde où des cailloux traversent l’espace et ne savent pas pourquoi.”
B. Scott

YOLO : mot bizarre utilisé par les boutonneux pour dire que tu n’as qu’une seule vie. (You Only Live Once).

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10 mégots de vocation, de tabac, et de tendresse.

Alors voilà.
Le type fait deux mètres il entre dans ton bureau et te plaque contre le mur…
Je sais ce que vous vous dites : “ça commence plutôt bien, genre film porno des années 70.”
Ben non, désolé…
Parce que le type en question, voyez-vous, il t’oblige à lui rédiger une ordonnance de morphinique “tu le fais ou je te défonce la gueule !”.
[…]
Toi, tu essaies de discuter, d’être posé et à l’écoute. Mais non. Il veut tout. Tout de suite. Il arme son poing en arrière, frappe, à côté de ta tête et te dit qu’il va te “démonter la gueule”. Alors tu t’assoies en tremblant, tu prends une ordonnance sécurisée et tu fais la prescription de produits stupéfiants. Parce que tu mesures 1 m 76, pèses 66 kg et que lorsque tu étais enfant, personne ne te voulait dans son équipe de foot tellement tu étais gringalet et nul en sport (vous savez le gamin qui reste sur le côté avec ses bouquins dans les films américains ? C’était moi ! Désolé, c’était la minute “Rémi sans famille” ou “Vivre dans un donjon avec la pneumonie”. Triste histoire, mais histoire vraie !)
[…]
Tu as peur. Quelque chose d’animal, de primaire. Tu lui dis : “Ce que vous faites est grave. À l’instant où vous passerez cette porte, j’appellerai la police.”
Il te dit : “Finis l’ordonnance et ferme ta gueule !”.
(Vaut mieux : j’ai envie de vomir.)
[…]
Soupir.
“Je suis à peu près sûr, maintenant, qu’il n’a pas de carte vitale et qu’il partira sans payer…” ((((((cette dernière phrase est une blague, hein, je précise…)))))
[…]
Les patients en salle d’attente, quand ils te voient sortir tremblant et complètement choqué du bureau dix minutes après : “On a vu le monsieur nous passer devant, entrer dans le bureau, on a entendu des coups et crier et on s’est demandé si on devait prévenir la police…”
[…]
Ben oui bande de sombres cons, vous auriez dû. Après tout, ça ne se fait pas de passer devant tout le monde !
[…]
(Avec le recul je comprends. C’est une chose irréelle une agression, qui excède les petits murs étroits et abrutissants de nos quotidiens. Alors on n’y croit pas quand cela arrive.
Comment se dire “Tiens ! Et si je lisais tranquilou le Gala du 13 juillet 1976 dans la salle d’attente de mon gentil docteur qui se fait déglinguer juste à côté !… Ça alors ! Les Beatles se séparent et Freddy Mercury est gay !…” ?????
[…]
Tu vas au commissariat : “On l’a chopé, il est bien connu des services. Malheureusement, on ne devrait pas pouvoir le garder plus de 24 h. Il avait votre ordonnance sur lui et un couteau. Vous avez bien fait. Il était énervé contre vous et il a dit qu’il reviendrait mais ne vous inquiétez pas s’il vous arrive quoi que ce soit dans les prochains jours on saura à qui s’adresser. ”
Ah merci bien, inspecteur Harry, je suis rassuré.
[…]
Une précision : du début à la fin, les services de police ont été géniaux. À l’écoute, clairs, organisés, rassurants. Je sais qu’on les déteste parce qu’ils nous arrêtent sur le bas côté des routes pour nous taxer 90 € de dépassement de vitesse… Mais cela reste une force démocratique et de paix. Indiscutablement. Ils protègent.
[…]
Au commissariat : “Vous voulez porter plainte ?”
Attention, les amis, c’est LE moment de LA minute “Victor-Hugo-cul-cul-débile” dans ma tête : je pense à

LA SUITE LA SEMAINE PROCHAINE !
(Bruits de tambour comme dans les films à suspense.)

((((( JE VOUS PRÉVIENS, IL N’Y AURA TOUJOURS PAS DE SCÈNE PORNO, ET AUTANT VOUS LE DIRE TOUT DE SUITE : LE GRAND MONSIEUR MENAÇANT NE PAIERA PAS SA CONSULTATION.)))))

Je suis en vie, je vous kiffe,

Baptiste Beaulieu

L’homme qui va avec le soleil.

Pour J. un de mes anciens (jeune) patients, croisé par hasard dans le métro.

Alors voilà, c’est la guerre.
D’un côté, Jean-Presque-Enfant, 24 ans, étudiant, amoureux, rieur et un peu fêtard. Il aime les balades en vélo, les oréos coupés en deux et les séries B. Pas vraiment un guerrier né.
De l’autre, toute une armée de petits crabes dégueulasses. Pas des Huns, des Wisigoths ou des Vikings, non. Bien plus barbares ! Des Lilliputiens ridicules, coiffés de casques en os. Leurs pinces sales résonnent de cliquetis inquiétants. Très bruyants. Aucun état d’âme.
Pour Jean-Presque-Enfant, ce sont des jours bien sombres qu’annonce cette armée miniature.
Ils ont frappé les premiers, là où ça fait mal : le testicule. BLÂM ! Droit dans les parties. Pas très fair-play, me direz-vous, mais à la guerre comme à la guerre.
Ils se sont avancés, horde sauvage, désordonnée et chitineuse. Ils ont dit : “Ola, Jean-Presque-Enfant ! On prend la bourse. Dans quelques mois, on prendra la vie”.
La pauvre gamin n’a pas eu le choix. Il a dû ranger ses livres de cours, remettre ses sorties à plus tard, affûter ses armes et recruter des mercenaires : “Oncologuatrix”, “Chimiothérapeutus”, “Infimierator” qu’ils s’appellent.
– Je suis trop jeune, a dit Jean-Presque-Enfant.
– Va falloir grandir vite, a répondu gravement Oncologuatrix, pas toujours très subtil.
La bataille a été sanglante. Pas de quartiers. Enfin presque : il a fallu trancher dans le vif. La machine à bébés ? Aux oubliettes. Remplacée par une jolie prothèse en forme de haricot. Belle illusion. De toute manière, les futurs petits Jeans dorment bien au frais dans un joli cocon réfrigéré.
Entre le Jean et le Prince des Crabes ? Ce fut un combat à mort. Aucun ne voulait lâcher l’affaire.
Un jour, devant moi, Jean s’est exclamé :
– Mais ce n’est qu’une paire de couilles, après tout ! Qu’est-ce que ça peut bien leur foutre ???
Bonne question… Qu’est-ce qu’il peut bien en faire, le Prince des Crabes et ses cellules terroristes ? Un testicule ! Pensez-donc !
Un vrai pilleur d’organes. Une charogne.
Les matins ont succédé aux matins. Le jeune homme devenu grand soldat a vomi plus souvent qu’à son tour. Son corps ! Des tranchées, des sillons dans la neige grêlés par les batailles… L’homme a maigri, s’est endurci le cuir. Il a hurlé bien fort qu’il ne céderait pas un pouce de terrain à la petite armée en carapaces.
– Je vais mourir. Mais vieux. Et j’aurai fait des bébés à Lise. Même que j’aurai 20 petits-enfants très turbulents. Même que je veux pouvoir leur dire “Les enfants ! Arrêtez de me les briser !” Même que je veux leur dire ça.
Finalement, un jour, l’équipe a gagné. Jean est monté en haut d’une montagne immense, il a arraché la victoire finale, un drapeau rond et lumineux.
[…]
Maintenant, l’homme se promène parmi les gens dans le métro. Peut-être parmi vous… Peut-être même qu’il est assis sur le siège en face. Vous l’ignorez, mais c’est un immense chef d’armée. Lui, incognito, il sourit, il prend l’escalator, débouche en pleine lumière, parmi les vivants. Il pousserait bien un cri de guerre victorieux, mais les gens ne comprendraient pas, alors il laisse un large sourire s’épanouir sur son visage. Le soleil est là, en haut des escaliers, l’homme marche avec lui.

Malgré tant d’épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien.
Oedipe, Sophocle

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Une bise à tous.