Quand je ne suis pas au cabinet médical, je vais écrire mes romans dans une grande bibliothèque parisienne. Avec le temps, j’ai beaucoup sympathisé avec les employées. Aline, Véro, Marie-Pierre, Marie-Jo’ et Martine. Elles travaillent dans cette immense usine depuis vingt ans, déambulent le long d’immenses couloirs et d’interminables sous-sols couverts de livres, où elles ne voient jamais la lumière du jour.
Heureusement, y a les pauses cigarettes, à 10 heures et 16 heures. Elles ont pris l’habitude de m’emmener avec elles et on y rit très fort, ça gêne même parfois leurs collègues. Je les écoute parler de la vie, du temps, de sexe, de l’amour, des petits. Elles disent des bêtises, font des prouts avec la bouche, se fichent de ce que les autres entendent. Le rire de ces quatre femmes, ça rebondit sur les parois que la suie a recouvertes. Ça détache le gris des murs, ça lotionne les âmes.
Elles sont dans la vie, ces femmes ! Elles sont dans la vie !
Il y a Martine : la joie de vivre envers et contre tout. Pétulante, toujours joyeuse, et positive. Une sensibilité à fleur de peau et une bienveillance infinie même envers des gens qui ne le méritent pas. Le secret de Martine est le plus douloureux secret du monde : son fils a 17 ans pour toujours, mais elle n’en parle jamais. Alors je n’en dirai pas plus.
Il y a Véro : la cow-boy du groupe, un peu boxeuse, beaucoup rieuse, toujours un peu amusée par la situation. Une énergie folle. Je l’aime d’amour, cette femme.
Sa blessure à elle, c’est son père. Elle n’arrive pas à oublier son père. Personne, dans la famille, d’ailleurs. Suffit qu’on évoque le patriarche et les larmes coulent.
Un jour, pendant une pause clope, je l’ai entendue murmurer : “Pourquoi faut-il qu’on aime tant certaines personnes ? “. Elle a dit ça, puis a sorti une nouvelle cigarette et mi-riant, mi pleurant, elle a raconté une blague sur les pénis, ceux qui sont petits et ceux qui sont trop gros.
Il y a Aline. Elle, c’est son poids. Elle en rit tout le temps, et si vous n’en riez pas avec elle, la voilà qui vous attrape et vous serre contre son énorme poitrine. Elle est généreuse de partout, Aline. Peur de rien. Ni des remarques maladroites, ni des médisances. Enfin, c’est ce qu’elle prétend. Personne ne sait. Elle est belle, Aline. Elle babille, Aline. Elle bouscule les gens et les idées reçues. Elle emmerde les regards des gens et de la société sur son corps. Elle est libre.
<< Tu sais ce que c’est “quelque chose” ? Non ? Tu empoignes un pénis dans une main, tu empoignes avec ton autre main ce qui dépasse. Eh bien tout ce qui dépasse ENCORE, crois-moi, ça, C’EST QUELQUE CHOSE !!!!!>>.
Il y a Marie-Pierre, le petit oiseau. Toujours un peu en retrait, le corps noyé dans ses tuniques informes. Si frêle, si mince… quand elle marche, on croirait voir un cintre. Elle parle pas trop, Marie-Pierre. Elle écoute. Mais du coup, on ne sait pas trop où elle a mal. Les autres du groupe, ça oui, on le sait. Mais pas Marie-Pierre. Il n’empêche, elle est là, à chaque pause clope. Muette. Taiseuse. Elle hoche la tête, fume, et c’est tout. On a l’impression qu’elle se cache de tout, qu’elle a peur de tout sauf quand elle est avec ses copines. Elle n’a plus parlé à sa famille depuis des années et personne ne sait pourquoi.
Enfin, il y a Marie-Jo’. Brune, la bonté faite femme. Incapable de voir le côté négatif des gens. Incapable d’a priori. Et solide avec ça. Un roc avec un coeur immense. Elle rit aux blagues, mais elle en fait peu. Elle n’a pas de secret. Elle est en vie et heureuse de l’être. Elle est aussi un peu cassée, mais on ne saura pas. Elle rit, c’est tout.
Voilà bien un truc que je retiens de ces femmes : à leurs côtés, en cinq ans, il ne me semble pas – jamais même – avoir effleuré de près ou de loin les côtés sombres de l’être humain. Pas de calcul. Pas de tricherie. Pas de jugement.
[…]
Un jour, Marie-Pierre ouvre la bouche et laisse échapper un murmure : elle a un cancer. Un cancer de la mâchoire. Trop de cigarettes. Trop de silences, peut-être.
“Je vais être un peu absente, les filles” dit-elle, et c’est peut-être la première vraie phrase qu’on lui entend en vingt ans.
[…]
Martine, Marie-Jo’, Aline et Véro sont parties en voiture. Véro tenait un pot à café, qu’elle serrait fort sur les genoux.
C’était en septembre, le 28. Un grand week-end à Étretat. Elles ont ri comme des bossues, dans la caisse. Elles ont mis la musique, et ont roulé jusqu’à la mer en racontant des bêtises sur les hommes. Les gros, les grands, les fainéants, les taiseux, les dociles, les connards tatoués, les connards pas tatoués, les rugbymen et les pas-rugbymen.
[…]
Véro m’écrit :
<< Marie-Pierre est morte chez elle toute seule. On l’a emmenée parce que nous lui avions promis. Elle n’avait pas de famille Marie-Pierre. Enfin, si, c’était nous, sa famille… On a mis ses cendres dans un pot à café. Elle adorait le café. C’est moi qui ai jeté les cendres sur les falaises. Martine ne pouvait pas le faire, Marie-Jo a peur du vide et Aline, pour certaines choses, n’est pas très courageuse. Seulement comme je ne suis pas très douée, je n’ai pas pensé au vent et les cendres me sont toutes revenues sur le pantalon. Nous nous sommes plu à penser qu’elle voulait rester un peu avec nous. Et puis, Marie-Pierre ne savait pas nager, alors la jeter dans la mer… Ensuite on a mangé des moules-frites au resto parce que ça aussi on lui avait promis. On a pleuré, mais on a aussi beaucoup ri. Elle aurait aimé cela. Il faisait beau, y avait du soleil et Marie-Pierre aurait aussi adoré cela. >>
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Un texte à partager, écrit pour Marie-Pierre, à la demande de ses/mes copines,
Baptiste.