Alors voilà, cher Baptiste, tu te souviens de Octopus Quichotte ? Le médecin généraliste qui n’aimait personne (hormis ses géraniums) ?
Il n’aimait pas les juifs, pas les homos, pas les noirs, les femmes, les vieux, les jeunes, les francs-maçons, le froid, le chaud, Berthe et Henriette, les tantes de sa femme. Je crois que même les ours, il ne les aimait pas. Octopus Quichotte, il aurait sauté à pieds joints sur un chiot en lui tapant dessus à coups de chaton !
Avec lui, tu avais reçu Fanny H. : à 24 ans, elle avait déjà consulté les plus grands neurologues du pays. Aucun n’expliquait pourquoi ses muscles la faisait tant souffrir, l’obligeant même à user de béquille pour se mouvoir.
Ancienne sportive de haut niveau, les symptômes avaient surgi un jour, après un minuscule accident de deltaplane.
Rien de grave, mais elle avait eu peur ce jour-là. Peur de mourir. Elle est, de toutes les peurs, la plus simple, la plus pure.
Le bon docteur avait été, comme son nom l’indique, bon avec Fanny.
“Oh ma belle, ça ne va pas mieux, et tes derniers résultats sont normaux, tiens le coup, on trouvera, tu verras, ça s’arrangera… Tiens le coup…”
Et que je te tapote la main, et que je te fasse des yeux doux, des yeux de cocker, et que je te pose mon tentacule sur l’épaule, et que je sois tout miel avec toi, même si le miel, quand on en mange trop, ça écœure.
Comme Fanny quittait le cabinet, il s’était tourné vers toi, cher Baptiste :
<< Complètement frappée celle-là, frappée de chez frappée !…>>
Toi, petit interne, tu n’avais rien osé dire. Il ne t’aimait pas, tu ne l’aimais pas, vous le saviez pertinemment tous les deux.
Cher Baptiste, ne lui reproche rien ! À vrai dire, aujourd’hui, je ne crois pas qu’il était méchant, juste fatigué, usé par l’humanité, et les afflictions des Hommes, toutes les afflictions.
Il y a longtemps que Octopus a pris sa retraite et retrouvé son jardin, son cher jardin dont il a pu s’occuper jusqu’à la fin.
C’est bien, dans ce métier, de laisser les patients aux confrères lorsqu’on ne les aime plus.
Toi, cher Baptiste, tu as gardé précieusement les souvenirs que tu avais sur le bon docteur Octopus. Tu t’étais dit :
<< Je les raviverai un jour, grâce à ce blog. Dans 30 ans, vieux et gras, usé par le monde, je viendrai sur cette page et je lirai ce post de blog écrit par un autre, le jeune homme de 30 ans, plus jeune, plus aimant et aimable. Je viendrai pour me souvenir qu’une jeune fille blessée, même si cette douleur n’est pas organique, même si elle est “dans sa tête”, cette jeune fille-là mérite mieux que du miel et un sourire hypocrite. >>
Mon cher Baptiste, mon cher moi du passé -ou du futur- si tu ne comprends pas, dans 30 ans, ce que tu as écrit aujourd’hui, alors ferme la porte de ton cabinet, ferme-la pour toujours, et va, cher Baptiste, joyeux et réconcilié, va soigner tes géraniums.
Amicalement,
Un des nombreux Baptiste de ta vie.
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Merci à tous pour vos gentils mots à propos du prix Méditerrané ! J’en profite pour vous dire
– Mercredi prochain, je déjeune avec Bernard Pivot. Voilà. Fallait que je le dise.
– Je serai le 21 mai à 15 heures, à la librairie Lire aux éclats 26 avenue des Pyrénées 31830 Plaisance du Touch.
PS : vous ai-je parlé de cet étrange moment où tu dis adieu à tes personnages, tu te demandes si les lecteurs vont les accueillir chez eux comme il se doit, tu pleures un peu, parce que la fin est belle, qu’elle est ce que tu aurais voulu qu’elle soit quand cette histoire t’est arrivée cinq ans plus tôt et que tu n’as pas pu changer le cours des choses, alors tu pleures et tu implores l’univers de t’envoyer un signe, car la vie c’est aller de l’avant, tourner des pages, même les plus belles, même les plus symboliques.
Et là… BIMMMMMMM !
Une fiente de pigeon fend le ciel, tel un météore, puis s’écrase sur ta table.
Et toi, tu ris. Tandis que les gens à la terrasse du café se demandent pourquoi, tu ris.
Hey, les gens :
je ris parce que j’ai demandé un signe et que je l’ai eu.
je ris parce que je n’ai pas demandé que ce signe revête une nature spécifique.
je ris parce que la fiente est tombée en épargnant mon ordinateur, mon eau, mon verre, mon carnet de notes.
Sans déconner, elle est parfaite cette fiente !
je ris parce que rire est la plus noble forme de courage dans ce foutu bas-monde !
Juste un signe.
Merci l’Univers (si tout va bien, je largue le bébé à Nöel, aux pieds de vos sapins !).