Texte envoyé par D., une lectrice… C’est très beau… Je n’ai touché pas grand-chose… Si vous voulez raconter, c’est ICI.
Alors voilà. C’est l’histoire de deux êtres et du temps qui passe.
Lui est né pendant la Première Guerre mondiale, entre deux permissions de son père. Elle est née plus tard, la même année qu’Edmonde Charles-Roux. Ils se rencontrent à l’adolescence, se marient parce qu’à l’époque, quand tu veux t’aimer tu te maries et à l’âge où l’on n’est pas sérieux elle est déjà maman.
Ils auront trois fils, l’un avant la Seconde Guerre, l’un pendant, le dernier après.
C’est l’époque où il y a du travail et des Italiens qui viennent en France. Lui est riche : il a un vélo. Pour son travail, il va chercher des blocs de glace qu’il rapporte sur le porte-bagage. C’est l’époque où il n’y a pas de frigo et où on peut laisser les vélos à la gare sans antivol et sans crainte. Pour différencier les gens c’est facile : « les Italiens, ils étaient comme nous, sauf qu’ils n’avaient pas de vélo ».
Ils prennent leur retraite. Elle lit des histoires à ses petits-enfants. Il bricole pour ses belles-filles, elle tricote et cuisine. Le soir, ils lisent ou regardent la télévision l’un à côté de l’autre. Les petits-enfants grandissent et elle leur raconte encore des histoires : « J’étais au fond du bus avec ton grand-père, il ne voulait pas aller au STO et il n’avait pas ses papiers ; les Allemands ont commencé à contrôler le devant du bus puis quelqu’un les a appelés et ils ont arrêté, mais sans ça… »
Ils vont fêter leurs soixante-dix ans de mariage.
Cette année-là, un poney multicolore est venu chercher un de leur fils et annuler la fête. Il a fallu les conduire à l’enterrement car ils ne voyaient plus bien, à cause des larmes ou de leur âge. Ils marchent plus doucement. Lui trébuche souvent. Il fait de fréquents séjours à l’hôpital d’A., et toujours les médecins le guérissent.
Ils vont fêter leurs soixante-quinze ans de mariage.
Ou plutôt, ils ne les fêteront pas parce qu’ils ne sont toujours pas remis de l’absence de leur fils, ni de celle de son frère qui l’a rejoint entre-temps.
Ils deviennent arrière-grands-parents. Il devient sourd. Elle devient aveugle. Ils deviennent dépendants des autres, eux qui étaient là pour les autres toute leur vie. Il fait une mauvaise chute, puis une autre. Il retourne à l’hôpital d’A. (très beau), puis à la clinique de B. (très moche), puis on l’envoie à C. pour une convalescence d’un mois. Elle passe ses journées auprès de lui dans une chambre de quelques mètres carrés. Et les médecins le guérissent, toujours.
Ils vont fêter leurs quatre-vingts ans de mariage…mais dans quel état ?
J’espère que d’ici là, il n’arrivera rien à leur dernier fils. Leur dernier fils, c’est mon père.