Pour ma co-interne, surnommée très justement “Ritaline”.
Alors voilà, il est 19 h 30 à l’internat et nous nous préparons à une fabuleuse soirée dont le thème central, très excitant, est “Soupe de tomate sans basilic et (presque) sans croûton”.
(Oui, je sais, je vends du rêve !)
Votre serviteur, toujours friand d’une bonne dyssynchronie, propose à ses collègues :
– Ça vous dirait un peu de champagne ?
Éclair de gourmandise chez mon auditoire.
Nous voilà partis, Ritaline et moi, chez ce petit épicier en tablier bleu : Me Carrefour.
À l’entrée, nous croisons un vieil homme, l’air décidé, la ride joyeuse, un sac de sport sous le bras.
Son visage ne m’est pas inconnu, je baisse les yeux : au poignet, le bracelet d’hospitalisation que nous passons aux malades souffrant de troubles cognitifs sévères.
WTF ! Mon patient s’est enfui de l’hôpital !
Je m’étrangle :
– Monsieur Cervantes ! Qu’est-ce que vous faites là ?
Lui, immobilisé, les yeux courant de droite à gauche, tel Jojo-Lapin pris dans le viseur d’un fusil :
– JE PARS EN ÉGYPTE ! ET À ROME !
Là, à ce moment précis exactement, grande illumination : je sais que le champagne nous passe sous le nez. Une lumière s’allume à droite de mon hypothalamus, éclairant un grand tableau noir où s’inscrivent les mots “CONSCIENCE PROFESSIONNELLE”. Juste sous le tableau, une petite bouteille pleine de bulles taille sa route très loin de moi en ricanant “Ce métier ? Tu l’as voulu, tu l’as eu !”. La bouteille chante “Voyage en Italie” et roule en Vespa.
– M. Cervantes ! Ce n’est pas de ce côté-là, l’Égypte ! Et l’Italie non plus !
– De toute manière, en marchant beaucoup, avec du temps, on y arrivera.
M. Cervantes est un poète : tous les chemins mènent à Rome ET Gizeh, c’est bien connu !
Il a vraiment envie de voir du pays… Nous marchons beaucoup. Jusqu’à ce que les flics contactés par ma bonne copine Ritaline nous rattrapent enfin. Ça court vite un papi, même sans dromadaire et sans Vespa.
Nous rebroussons chemin et arrivons devant l’épicerie pour voir M. Carrefour abaisser les grilles de son échoppe, d’un air sûr et définitif.
J’avise le vigile, me compose une mine de déterré (genre Pete Doherty sous acide) et je pleure à genoux en me griffant le visage et la poitrine :
– S’IL VOUS PLAIT ! S’IL VOUS PLAIT ! Nous voulons juste une bouteille de champagne, nous sommes étudiants en médecine et nous venons de sauver la vie d’un BÉBÉ !
Bon, d’accord, vous froncez les sourcils : où était le nourrisson dans ce grand tas de mots ?
Comment appelez-vous un être humain qui fait caca/pipi dans des couches, n’a pas de dents et mange de la purée ?
Vous voyez…
Et puis, entre nous, un jour, monsieur Cervantes a été un nouveau-né… Peut-être même que ses parents ont fêté ça avec des bulles !
On a ramené M. Cervantes à l’hôpital. Il nous a promis du champagne si on s’occupait bien de lui. Sur la porte de sa chambre, pour qu’il la retrouve facilement, on a collé une feuille avec un chameau orange et rose qui s’essaie au deltaplane en criant ” OH YEAH ! BABY ! JE BOSSE ! JE BOSSE ! “.